10

 

Le superintendant Harper, immobile, regardait l'amas de tôles calcinées et tordues. Une voiture brûlée est toujours un triste spectacle, même sans l'horreur supplémentaire de la présence d'un corps carbonisé à l'intérieur.

La carrière de Venn était un endroit isolé, à l'écart de toute habitation. Bien que distante de guère plus de trois kilomètres à vol d'oiseau de Danemouth, on ne pouvait y accéder que par une de ces petites routes étroites et défoncées — guère plus qu'un chemin rural, en fait — qui se terminait en cul-de-sac. La carrière était abandonnée depuis longtemps, et les seules personnes à emprunter cette voie étaient des promeneurs en quête de mûres. Pour se débarrasser d'une voiture, c'était l'endroit idéal. Celle-ci n'aurait pas été découverte avant des semaines si un ouvrier agricole du nom d'Albert Biggs n'avait par hasard aperçu la lueur des flammes dans le ciel en rentrant chez lui.

Bien que tout ce qu'il avait à dire eût déjà été entendu depuis longtemps, Albert Biggs était toujours sur place et continuait à raconter sa palpitante histoire en la dotant au passage de tous les embellissements qui lui passaient par la tête :

— Mince, que je me dis, qu'est-ce que c'est que c't'affaire? J'en croyais pas mes yeux, on aurait dit un feu de joie. Mais qui c'est qui pourrait bien faire un feu de joie dans la carrière, que je me dis ? Non, que je me dis, c'est un vrai brasier. Alors? Y'a ni ferme ni maison dans c'te direction. Ça vient de la carrière, que je me dis, c'est ça. J'savais pas trop quoi faire quand je vois l'agent Gregg qu'arrive sur son vélo. Je lui raconte tout. La lueur s'était éteinte, à ce moment-là, mais je lui explique où ce que c'était. «Là-bas, que je lui dis. Une grande lumière dans le ciel. P't'ête que c'est un vagabond qu'a foutu le feu à une meule de foin, un truc comme ça. » Mais j'aurais jamais pensé à une bagnole — encore moins avec quel qu'un en train de cramer vivant à l'intérieur. Un drame horrible, pour sûr.

La police du Glenshire s'était activée. Les appareils-photos avaient crépité et la position du cadavre carbonisé avait été soigneusement relevée avant que le médecin de la police ne commence ses propres investigations.

Ce dernier s'approcha de Harper en ôtant un peu de cendre noirâtre de ses mains, les lèvres figées en un rictus sinistre.

— Du boulot bien fait, dit-il. Un lambeau de pied et un morceau de godasse, c'est à peu près tout ce qui reste. L'analyse des os nous en apprendra davantage, j'imagine, mais pour l'instant, je serais bien en peine d'affirmer s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Pourtant, la chaussure était un de ces machins noirs à lanière — comme en portent les écolières.

— Une écolière a été portée disparue dans le comté voisin, dit Harper. Tout près d'ici. Une gamine de seize ans environ.

— Ce doit être elle, fit le médecin. Pauvre gosse.

— Elle n'était pas vivante au moment où...? s'enquit Harper, mal à l'aise.

— Non, non, je ne crois pas. Il n'y a aucun signe montrant qu'elle aurait essayé de sortir. Le corps était tassé sur le siège arrière — avec ce pied qui dépassait. À mon avis, elle était morte quand on l'a amenée ici. Puis on a mis le feu à la voiture pour essayer de faire disparaître toutes les preuves compromettantes.

Il s'interrompit un instant et demanda :

— Vous avez encore besoin de moi ?

— Je ne crois pas, merci.

— Bon. Alors, je file.

Il partit à longues enjambées vers son véhicule. Harper s'approcha de l'endroit où l'un de ses sergents, un homme spécialisé dans les affaires de voitures, était occupé.

Ce dernier leva les yeux.

— C'est tout ce qu'il y a de clair, superintendant, dit-il. La bagnole a été arrosée d'essence et incendiée volontairement. Il y a trois bidons vides dans la haie, là-bas.

Un peu plus loin, un autre homme était en train de disposer soigneusement de menus objets récupérés dans la carcasse. Parmi eux, une chaussure en cuir noir roussi, ainsi que des bouts d'étoffe à demi carbonisés.

— Regardez, superintendant, s'écria l'homme en voyant Harper s'approcher. Avec ça, on est sûrs, maintenant.

Harper prit le petit objet dans le creux de sa main :

— Le bouton d'un uniforme d'éclaireuse ?

— Oui, Monsieur.

— En effet, dit Harper. Ça semble tout confirmer. Homme aimable et doux, Harper sentit monter en lui la nausée. D'abord Ruby Keene, et maintenant Pamela Reeves, une gamine.

«Quelle malédiction frappe le comté de Glenshire?» se demanda-t-il tout bas pour la seconde fois.

Son premier geste fut d'appeler le chef de la police de son propre comté, puis de joindre le colonel Melchett. Bien que son corps ait été trouvé dans le Glenshire, la disparition de Pamela Reeves avait eu lieu dans le Radfordshire.

Sa tâche suivante n'était guère agréable : il fallait annoncer la nouvelle au père et à la mère de Pamela...

 

*

 

Le superintendant Harper regarda pensivement la façade de Braeside tandis qu'il sonnait à la porte d'entrée.

Jolie petite villa, beau jardin d'un demi-hectare. Le type de constructions qui s'étaient multipliées un peu partout dans la campagne au cours des vingt dernières années. Des retraités de l'armée ou de l'administration, pour la plupart. Des gens comme il faut — un peu bornés, tout au plus. Qui consacraient autant d'argent qu'ils pouvaient à l'éducation de leurs enfants. Et chez qui on n'aurait jamais imaginé qu'une tragédie puisse se produire. Elle leur était pourtant tombée dessus, la tragédie. Il soupira. On l'introduisit immédiatement dans un salon où se tenaient un homme tout raide, à la moustache grisonnante, et une femme aux yeux rougis d'avoir pleuré. Ils se dressèrent d'un bond, comme mus par des ressorts.

— Vous avez des nouvelles de Pamela? cria presque Mrs Reeves.

Puis elle se recroquevilla sur elle-même, comme si le regard compatissant du superintendant l'avait souffletée.

— Je suis navré, fit Harper, mais vous devez vous préparer à une bien mauvaise nouvelle.

— Pamela..., bredouilla la femme.

— Il est arrivé quelque chose... à notre enfant ? demanda âprement le major Reeves.

— Oui, Monsieur.

— Vous voulez dire qu'elle est morte?

— Oh non, non! s'écria Mrs Reeves avant d'éclater en sanglots.

Le major passa son bras autour des épaules de sa femme et l'attira contre lui. Ses lèvres tremblaient, mais il posa néanmoins un regard interrogateur sur Harper, qui baissa la tête.

— Un accident ?

— Pas exactement, major. Elle a été retrouvée dans une voiture brûlée qui avait été abandonnée dans une carrière.

— Dans une voiture ? Une carrière ? Sa stupeur était manifeste.

Mrs Reeves s'effondra sur le sofa, secouée de sanglots convulsifs.

— Désirez-vous que je me retire quelques instants ? proposa le superintendant.

— Qu'est-ce que ça signifie? gronda le major. Il s'agirait d'un crime?

— Ça y ressemble fort, Monsieur. Et c'est pourquoi je désirerais vous poser quelques questions, si cela ne vous paraît pas trop éprouvant.

— Non, non, vous avez raison. Il ne faut pas perdre de temps, si ce que vous laissez entendre est vrai. Mais je ne peux pas y croire. Qui aurait pu vouloir faire du mal à une gamine comme Pamela?

— Vous avez déjà signalé la disparition de votre fille à la police, poursuivit Harper, impassible. Elle est partie de chez vous pour se rendre à une réunion d'éclaireuses et vous attendiez son retour pour le dîner, c'est bien ça?

— Oui.

— Elle devait rentrer par le car ?

— Oui.

— D'après les déclarations de ses camarades éclaireuses, Pamela aurait dit, à la fin de la réunion, qu'elle allait au Woolworth de Danemouth et qu'elle rentrerait à la maison par le car suivant. Cela vous paraît-il un comportement normal de sa part ?

— Tout à fait. Pamela adorait s'arrêter chez Woolworth. Elle allait souvent faire les magasins à Danemouth. Le car s'arrête sur la grand-route, à trois ou quatre cents mètres d'ici.

— Et vous ne lui connaissiez aucun autre projet?

— Aucun.

— Elle n'avait rendez-vous avec personne à Danemouth?

— Non, j'en suis certain. Sans quoi, elle nous l'aurait dit. Nous l'attendions ici pour souper. C'est pourquoi, voyant que l'heure tournait et qu'elle n'arrivait toujours pas, nous avons décidé d'appeler la police. Ça ne lui ressemblait pas de ne pas rentrer.

— Votre fille n'avait pas d'amis indésirables — je veux dire d'amis que vous n'appréciiez pas?

— Non, il n'y a jamais eu de problèmes de cet ordre.

— Pam n'était qu'une enfant, expliqua Mrs Reeves, les yeux pleins de larmes. Elle était très jeune pour son âge. Elle aimait les jeux, tout ça, n'était absolument pas précoce.

— Connaissez-vous un certain George Bartlett, qui réside à l'hôtel Majestic de Danemouth ?

Le major Reeves écarquilla les yeux :

— Jamais entendu parler de lui.

— Vous ne pensez pas que votre fille ait pu le connaître ?

— Je suis bien certain que non. Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans? demanda-t-il d'un ton âpre.

— C'est le propriétaire de la Minoan 14 dans laquelle le corps de votre fille a été retrouvé.

Mrs Reeves réagit aussitôt :

— Mais alors, il doit...

— Il a signalé la disparition de sa voiture à la première heure, se hâta de préciser Harper. Elle était garée dans la cour du Majestic hier au moment du déjeuner. N'importe qui aurait pu la prendre.

— Et personne n'a rien vu ?

Le superintendant secoua la tête :

— Des douzaines de voitures entrent et sortent toute la journée.. Et la Minoan 14 est l'une des marques les plus courantes.

Mrs Reeves se remit à sangloter :

— Mais n'allez-vous pas faire quelque chose? Essayer de retrouver le démon qui a fait cela ? Ma petite fille, ma pauvre petite fille ! Elle n'a pas été brûlée vive, au moins ? Pam, oh, Pam... !

— Elle n'a pas souffert, Mrs Reeves. Je peux vous assurer qu'elle était déjà morte quand la voiture a été incendiée.

— Comment a-t-elle été tuée? demanda le major avec raideur.

Harper lui adressa un regard significatif :

— Nous l'ignorons. Le feu a détruit tous les indices qui auraient pu nous renseigner.

Il se tourna vers la femme éperdue de douleur sur le sofa:

— Croyez-moi, Mrs Reeves, nous faisons tout ce que nous pouvons. C'est un travail long et minutieux. Tôt ou tard, nous trouverons quelqu'un qui a vu votre fille à Danemouth hier, et vu avec qui elle était. Nous allons recevoir des dizaines et des dizaines de témoignages disant qu'une éclaireuse a été aperçue ici, là-bas, partout. Il va falloir faire le tri, être patients — mais n'ayez crainte, nous finirons par découvrir la vérité,

— Où... où est-elle? Je peux aller la voir? Harper adressa de nouveau un regard au mari :

— C'est du domaine du médecin légiste. Je suggère que votre mari m'accompagne maintenant et accomplisse les formalités. Pendant ce temps, essayez de vous rappeler tout ce que Pamela aurait pu dire — un détail, n'importe quoi, auquel vous n'auriez pas prêté attention sur le moment — et qui pourrait apporter une lumière quelconque à l'affaire. Vous savez ce que je veux dire : un mot, une phrase saisis au vol. C'est la meilleure manière que vous puissiez avoir de nous aider.

Tandis que les deux hommes se dirigeaient, vers la porte, Reeves montra une photographie :

— C'est elle, là.

Harper regarda attentivement. C'était une équipe de hockey. Reeves désigna Pamela au centre du groupe.

«Une chouette gosse», se dit Harper en voyant le visage éveillé de l'adolescente encadré de ses deux nattes.

Ses lèvres prirent un pli menaçant lorsqu'il songea au corps carbonisé dans la voiture.

Il se fit le serment que le meurtre de Pamela Reeves ne resterait pas l'un des mystères non résolus du Glenshire.

Ruby Keene, admettait-il en son for intérieur, avait peut-être cherché ce qui lui était arrivé. Pour Pamela Reeves, c'était une autre histoire. Une si chouette gosse. Il n'aurait pas de repos tant qu'il n'aurait démasqué l'homme ou la femme qui l'avait tuée.

 

11

 

Un jour ou deux plus tard, le colonel Melchett et le superintendant Harper échangeaient un regard par-dessus le vaste bureau du premier. Harper était venu à Much Belham en consultation.

— En gros, fit Melchett d'un air sombre, nous savons où nous en sommes — ou plutôt où nous n'en sommes pas.

— Où nous n'en sommes pas me paraît la formulation la plus adéquate, colonel.

— Nous avons deux morts à prendre en compte, reprit Melchett. Deux meurtres. Ruby Keene et la petite Pamela Reeves. Il ne restait pas grand-chose pour l'identifier, la pauvre gosse, mais suffisamment quand même. Ce soulier rescapé a été formellement reconnu par son père comme lui appartenant, et puis il y a ce bouton d'uniforme d'éclaireuse. C'est monstrueux, superintendant.

— Je suis bien d'accord avec vous, colonel, répondit posément Harper.

— Ce qui me soulage, c'est de savoir qu'elle était morte avant qu'on ait mis le feu à la voiture. La position dans laquelle elle gisait, jetée au travers du siège arrière, le prouve. On l'avait sans doute assommée avant, la pauvre gosse.

— Ou étranglée, peut-être bien, suggéra Harper.

— Vous croyez ? demanda Melchett, brusquement intéressé.

— Certains assassins donnent dans le crime en série.

— Je sais.

— J'ai vu les parents — la mère est anéantie. C'est moche, cette histoire.

Le colonel hocha la tête :

— Ce que nous devons établir, à présent, c'est s'il y a un lien entre les deux meurtres.

— J'en mettrais ma main au feu.

— Moi aussi.

Le superintendant énuméra les différents éléments sur ses doigts :

— Pamela Reeves s'est rendue à un rallye d'éclaireuses sur les dunes de Danebury. D'après ses camarades, elle semblait normale et gaie. Au lieu de rentrer avec trois d'entre elles par le car de Medchester, elle leur a dit qu'elle allait au Woolworth de Danemouth et qu'elle prendrait le car de là. Entre les dunes et Danemouth, la route fait un grand détour par l'intérieur des terres. Pamela Reeves a coupé à travers deux champs et pris un sentier qui l'amenait à Danemouth au niveau du Majestic. Le sentier, en fait, longe l'hôtel par l'ouest. Il est donc possible qu'elle ait vu ou entendu quelque chose — quelque chose concernant Ruby Keene et qui pouvait être accablant pour le meurtrier. Qu'elle l'ait entendu fixer rendez-vous à Ruby à 11 heures du soir, par exemple. Lui s'avise que cette écolière a surpris leur conversation, et qu'il doit donc la réduire au silence.

— Ce qui supposerait que l'assassinat de Ruby Keene était prémédité, Harper, fit le colonel Melchett, et non spontané.

Le superintendant Harper en convint :

— Je crois qu'il l'était, colonel. Les apparences tendraient à prouver le contraire — soudain accès de violence, crise passionnelle ou de jalousie — mais je commence à penser que tel n'a pas été le cas. Je ne vois pas, autrement, comment expliquer la mort de la petite. Reeves. Si elle avait été témoin du crime lui-même, il aurait été tard dans la nuit, plus de 11 heures du soir : qu'aurait-elle fait près du Majestic à une heure pareille ? D'autant que ses parents s'inquiétaient déjà de ne pas la voir de retour à 9 heures.

— L'alternative étant qu'elle soit allée retrouver à Danemouth quelqu'un que ni ses parents ni ses amis ne connaissent... et que sa mort n'ait rigoureusement rien à voir avec le premier meurtre.

— Oui, colonel, mais je n'y crois pas. Voyez comment même cette vieille fille, miss Marple, a tout de suite fait le rapprochement. Sa première réaction a été de demander si le corps retrouvé dans la voiture brûlée était celui de la petite scoute disparue. Drôlement perspicace, la petite dame. Ces vieilles personnes sont parfois futées comme pas deux. Elles ont tôt fait de mettre le doigt sur le point capital.

— Miss Marple n'en est pas à son coup d'essai, grinça Melchett.

— Par-dessus le marché, colonel, il y a la voiture. Ça aussi, ça établit un lien entre sa mort et l'hôtel Majestic. Elle appartenait à George Bartlett.

Les regards des deux hommes se croisèrent de nouveau.

— George Bartlett? fit Melchett. Ça n'a rien d'impossible! Qu'en pensez-vous ?

Harper reprit son énumération méthodique des faits :

— C'est avec George Bartlett que Ruby Keene a été vue pour la dernière fois. Il affirme qu'elle est allée dans sa chambre — ce qui est confirmé par la présence de la robe qu'elle avait portée jusque-là —, mais est-ce pour sortir avec lui qu'elle est montée se changer? S'étaient-ils donné rendez-vous à l'avance — en avaient-ils discuté avant le dîner, mettons, ce qui rendrait plausible que Pamela Reeves ait pu surprendre leur conversation par hasard ?

— Il n'a signalé la disparition de sa voiture que le lendemain matin, dit Melchett. Encore est-il resté très vague sur le sujet et a-t-il prétendu ne pouvoir se rappeler avec précision depuis quand il ne s'en était plus servi.

— C'est peut-être une manoeuvre de sa part, colonel. Pour moi, c'est soit un petit jeune homme très malin qui joue les imbéciles, soit alors... le roi des imbéciles.

— Ce qu'il nous faut, dit Melchett, c'est un mobile. Pour l'instant, nous ne lui en connaissons aucun pour le meurtre de Ruby Keene.

— Oui, c'est là-dessus que nous butons à chaque fois. Le mobile. La piste du Palais de la Danse de Brixwell n'a rien donné, je crois ?

— Rien du tout ! Ruby n'avait pas de petit ami régulier. Flem a mené son enquête à fond. Rendons-lui cette justice:  il est consciencieux.

— Consciencieux, colonel. C'est le mot.

— S'il y avait quoi que ce soit à dénicher, il l'aurait, déniché. Mais là, rien. Il a obtenu une liste des plus fréquents partenaires de danse de la fille : tous ont été passés au crible et reconnus blancs comme neige. Des types qui ne feraient pas de mal à une mouche et qui ont tous un alibi pour cette nuit-là.

— Ah ! gémit le superintendant Harper. Les alibis. C'est là que le bât blesse.

Melchett le foudroya du regard :

— Vraiment ? Je vous ai pourtant confié cette partie de l'enquête.

— Oui, colonel. Et je m'en suis occupé, occupé à fond — très consciencieusement moi aussi. J'ai même été jusqu'à solliciter l'aide de Londres à ce sujet.

— Et alors ?

— Mr Conway Jefferson s'imagine peut-être que Mr Gaskell et Mrs Jefferson sont confortablement pourvus, mais ce n'est pas le cas. En fait, ils tirent tous les deux le diable par la queue.

— Vous êtes sûr de ce que vous dites ?

— Tout à fait, colonel. Conway Jefferson a effectivement, comme il l'a dit, fait don de grosses sommes d'argent à son fils et à sa fille lorsqu'ils se sont mariés. Mais ça remonte à plus de dix ans. Le fils s'imaginait le roi du bon placement. Sans faire d'opérations vraiment désastreuses, il a joué de malchance et plusieurs fois manqué de jugeote. Ses titres n'ont cessé de dégringoler. Au point que sa veuve a eu toutes les peines du monde à joindre les deux bouts et à inscrire son fils dans une école convenable.

— Mais elle n'a pas sollicité l'aide de son beau-père?

— Non. Autant que je sache, elle vit avec lui et n'a donc rien à débourser pour son train de maison.

— Son état de santé est d'ailleurs tel qu'on estime qu'il n'en a plus pour longtemps.

— C'est exact, colonel. Mr Mark Gaskell, à présent. Lui, c'est tout bonnement un flambeur. Il a eu vite fait de dilapider l'argent de sa femme. Il est à présent endetté jusqu'au cou. Il a désespérément besoin d'argent — de beaucoup d'argent.

— Je ne peux pas dire que sa tête me revienne trop, fit Melchett. Elle est à vous donner froid dans le dos, vous ne trouvez pas ? Et puis il a un mobile. Se débarrasser de cette fille, ça représentait pour lui vingt-cinq mille livres. Valable, comme mobile, non ?

— Ils ont tous les deux un mobile.

— Je ne soupçonne pas Mrs Jefferson.

— Je sais, colonel. Quoi qu'il en soit, ils ont un alibi commun. Ils ne peuvent pas avoir fait le coup. Tout simplement.

— Vous avez le détail de leurs faits et gestes ce soir-là ?

— Oui. Prenez Mr Gaskell, tout d'abord. Il a dîné avec son beau-père et Mrs Jefferson, ils prenaient le café lorsque Ruby Keene les a rejoints. Après, il a prétendu avoir des lettres à écrire et les a quittés. En fait, il a pris sa voiture pour aller faire un tour jusqu'au front de mer. Il m'a avoué très franchement ne pas pouvoir supporter de rester toute une soirée à jouer au bridge. Le beau-père adore, lui. Alors, il a pris prétexte de son courrier pour s'esquiver. Ruby Keene est restée avec les autres. Mark Gaskell est rentré au moment où elle dansait avec Raymond. Après l'exhibition, Ruby est revenue prendre un verre avec eux, puis elle est allée danser avec le jeune Bartlett. Gaskell et les autres ont tiré les équipes et ont commencé leur bridge. Il était à 11 heures moins 20, et il n'a pas quitté la table avant minuit passé. Il n'y a aucun doute là-dessus, colonel. Tout le monde le confirme : la famille, les serveurs, tout le monde. Il est donc impossible que ce soit lui. L'alibi de Mrs Jefferson est identique : elle n'a pas quitté la table non plus. Ils sont donc hors de cause — tous les deux.

Le colonel Melchett se carra dans son fauteuil et se mit à tapoter sur son bureau avec un coupe-papier.

— Si tant est que la fille soit bien morte avant minuit, précisa Harper.

— Haydock l'affirme. Et c'est un garçon sérieux. Quand il dit blanc, ce n'est pas noir.

— Quelque chose aurait pu l'induire en erreur —  santé, particularités physiques de la victime, que sais-je ?

— Je vais lui en parler.

Melchett consulta sa montre, décrocha le téléphone et demanda un numéro :

— À cette heure-ci, il devrait être chez lui. Bon, à supposer qu'elle ait été tuée après minuit ?

— Alors, il y aurait une possibilité. Il y a eu pas mal d'allées et venues dans l'hôtel, après cette heure-là. Imaginons que Gaskell ait demandé à la fille de le retrouver dehors à un endroit quelconque — à minuit 20, mettons. Il s'éclipse une ou deux minutes, l'étrangle, revient et se débarrasse du corps... aux premières heures du matin.

— Et il fait une quarantaine de kilomètres avec elle en voiture pour la déposer dans la bibliothèque de Bantry ? Allons, ça ne tient pas debout.

— Non, bien sûr, reconnut immédiatement Harper. Le téléphone sonna. Melchett décrocha :

— Allô? C'est vous, Haydock? Ruby Keene. Serait-il possible qu'elle ait été assassinée après minuit?

— Je vous ai dit qu'elle l'avait été entre 10 heures et minuit.

— Je sais, mais c'est toujours un peu élastique, hein ?

— Non, ça n'est pas élastique. Quand je dis qu'elle a été tuée avant minuit,) ça veut dire avant minuit. La réalité médicale est incontournable.

— D'accord, mais est-ce qu'il ne pourrait pas y avoir certains paramètres physiologiques, des trucs comme ça... Vous voyez ce que je veux dire ?

— Je vois surtout que vous ne savez pas de quoi vous parlez. Cette fille était en pleine santé et n'avait rien d'anormal — je ne vais tout de même pas affirmer le contraire rien que pour vous aider à passer la corde au cou à un pauvre bougre que vous autres flics avez pris dans le collimateur. Allons, ne protestez pas. Je connais vos méthodes. Au fait, la fille n'était plus en possession de ses moyens quand elle a été étranglée — je veux dire par là qu'on l'avait préalablement droguée. Un puissant narcotique. Elle est morte par strangulation, mais elle avait d'abord été droguée. Et Haydock raccrocha.

— Eh bien, autant pour nous, fit amèrement Melchett. Harper reprit le fil de son discours :

— En dehors de ça, je pensais avoir trouvé un autre début de piste — mais ça n'a rien donné.

— Lequel ? Qui ?

— Administrativement, ce serait un client à vous, colonel. Il s'appelle Basil Blake. Il habite dans votre secteur, près de Gossington Hall.

— Ce jeune blanc-bec mal embouché ! se renfrogna Melchett qui n'avait toujours pas digéré l'impudence de Blake. Qu'est-ce qu'il vient faire dans le tableau?

— Il semble qu'il connaissait Ruby Keene. Il dînait assez souvent au Majestic... et il dansait avec la fille. Vous vous rappelez ce que Josie a dit à Raymond quand on s'est aperçu de la disparition de Ruby ? « Elle ne serait pas avec ce type qui fait des films, par hasard?» J'ai découvert qu'elle songeait à Blake. C'est un employé des studios Lemville. Josie pense que Ruby avait un petit faible pour lui, mais elle n'en sait pas plus.

— C'est une piste prometteuse, Harper. Très prometteuse.

— Pas autant qu'il y paraît, colonel. Blake assistait à une soirée aux studios, cette nuit-là. Vous savez, ce genre de truc qui commence à 8 heures du soir avec des cocktails et qui s'éternise jusqu'à ce que l'air devienne si épais qu'on n'y voit plus rien et que tout le monde est ivre mort. D'après l'inspecteur Flem qui l'a interrogé, il aurait quitté les lieux vers minuit. À cette heure-là, Ruby était morte.

— Il y a quelqu'un pour confirmer ses dires?

 J'ai l'impression que la plupart étaient plutôt... euh...fin saouls, colonel. La... euh... jeune personne qui est maintenant chez lui, miss Dinah Lee, a confirmé.

— Ce qui ne prouve strictement rien !

— Non, bien sûr. Les dépositions des autres participants à la soirée vont en gros dans le sens de celle de Mr Blake, mais restent très floues quant aux heures.

— Où se trouvent ces studios?

— À Lemville, colonel. À une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Londres.

— Hum... à peu près la même distance que d'ici ?

— Oui.

Le colonel Melchett se frotta le nez.

— Bon, j'ai l'impression qu'il faut l'écarter lui aussi, dit-il avec comme du regret dans la voix.

— Je crois, oui. Il n'y a aucune preuve qu'il ait sérieusement été attiré par Ruby Keene. En fait — Harper toussota d'un air guindé — il paraît déjà avoir suffisamment à faire avec la jeune personne précitée.

— Bon, fit Melchett, reste en piste X, meurtrier inconnu — tellement inconnu que Flem n'en retrouve même pas trace. Puis le gendre de Jefferson, qui aurait eu un mobile pour tuer la fille mais pas l'occasion. Idem pour la belle-fille. Puis George Bartlett, qui n'a pas d'alibi mais hélas ! pas de mobile non plus. Puis le jeune Blake, qui a un alibi et pas de mobile. Voilà, la liste est close. Non, attendez : je pense qu'on pourrait y ajouter le danseur mondain — Raymond Starr. Car après tout, il était souvent en contact avec elle.

— Je ne peux pas croire qu'il s'intéressait vraiment à elle — ou alors, c'est un sacré comédien. Et puis, concrètement, lui aussi a un alibi. Il est toujours resté plus ou moins en vue entre 11 heures moins 20 et minuit, où il a dansé avec plusieurs partenaires. Je ne pense pas qu'on puisse aller bien loin avec lui.

— En fait, soupira Melchett, on ne peut aller bien loin avec personne.

— George Bartlett reste notre meilleur espoir. Si au moins nous pouvions lui trouver un mobile.

— Vous avez fait prendre des renseignements sur son compte ?

— Oui, colonel. Fils unique. Couvé par sa mère. A hérité une coquette somme d'argent à la mort de celle-ci, il y a un an, qu'il est en train de dépenser allègrement. Plus faible que méchant.

— Un détraqué, peut-être ? fît Melchett avec espoir. Le superintendant Harper hocha la tête :

— Vous est-il venu à l'idée que ce pourrait être l'explication de toute l'affaire, colonel?

— Les crimes d'un sadique, vous voulez dire?

— Exactement. Un de ces maniaques qui étranglent des mineures. Les médecins ont un nom très compliqué pour ça.

— Ce serait la solution à tous nos problèmes, évidemment.

— Il y a juste une chose qui m'ennuie, fit Harper.

— Quoi donc ?

— C'est trop facile.

Mmm... oui... peut-être. Bon, alors, comme je le disais au début, où en sommes-nous ?

— Nulle part, colonel, répondit le superintendant.

 

12

 

Conway Jefferson s'agita dans son sommeil et étira les bras — ses bras longs et puissants dans lesquels semblait s'être concentrée toute la force de son corps depuis son accident.

À travers les rideaux, la lumière du matin filtrait doucement.

Conway Jefferson se sourit à lui-même. Après une bonne nuit de repos, il s'éveillait toujours ainsi, heureux, frais et dispos, sa vitalité régénérée. Un nouveau jour !

Il resta une minute ainsi. Puis il pressa le bouton de sonnette disposé spécialement à portée de sa main. Alors, soudain, le souvenir déferla sur lui.

Au moment où Edwards entra de son pas alerte et feutré, un geignement s'échappait des lèvres de son maître.

Edwards, la main sur les rideaux, interrompit son geste :

— Vous n'êtes pas souffrant, Monsieur?

— Non, répondit Conway Jefferson sur un ton bourru. Allez, ouvrez.

La lumière vive du jour inonda la pièce. Edwards, qui avait compris, ne se retourna pas vers le lit.

Le visage sombre, Conway Jefferson se souvenait, pensait. Devant ses yeux se profilait le minois insipide de Ruby. Seulement l'épithète «insipide» ne lui vint pas à l'esprit. La veille au soir, il aurait dit «innocent». Une enfant naïve, innocente ! Et maintenant ?

Une grande lassitude s'empara de Conway Jefferson. Il ferma les yeux.

— Margaret, murmura-t-il en un souffle. Le prénom de son épouse décédée...

 

*

 

— J'aime beaucoup votre amie, déclara Adélaïde Jefferson à Mrs Bantry.

Les deux femmes bavardaient sur la terrasse.

— Jane Marple est une femme remarquable, renchérit Dolly.

— Adorable, aussi, ajouta Addie avec un sourire.

— Certains lui trouvent la langue trop acérée, dit Mrs Bantry, mais ce n'est pas vraiment le cas.

— Elle a sans doute une piètre opinion de la nature humaine ?

— On peut formuler ça comme ça.

— Ça fait du bien, après avoir eu les oreilles rebattues du discours inverse, fit Adélaïde Jefferson.

Mrs Bantry lui adressa un regard intrigué. Addie s'expliqua :

— Cette adulation, cette idéalisation d'une créature qui ne le méritait pas !

— Vous parlez de Ruby Keene ? Addie hocha la tête :

— Je ne voudrais pas être trop méchante. Elle ne pensait pas à mal. Pauvre gosse, il lui fallait se battre pour obtenir ce qu'elle voulait. Ce n'était pas la mauvaise fille. Ordinaire, un peu bébête, pas désagréable, mais farouchement intéressée. Je ne crois pas qu'elle ait prémédité ou comploté quoi que ce soit. Simplement, elle a sauté sur l'occasion. Et elle savait comment s'y prendre pour attendrir un vieil homme — un vieil homme solitaire.

— Conway Jefferson devait vraiment se sentir solitaire, j'imagine? fit pensivement Mrs Bantry.

Addie parut quelque peu mal à l'aise :

— Cet été... oui.

Elle marqua un temps, puis reprit brusquement :

— Mark prétend que tout est ma faute. Peut-être a-t-il raison, je ne sais pas.

Elle resta un moment silencieuse puis, mue par le désir de se confier, poursuivit avec difficulté, presque à contrecoeur :

— Je... j'ai eu une vie vraiment étrange. Mike Carmody, mon premier mari, est décédé si peu de temps après notre mariage que j'en ai été anéantie. Peter, comme vous le savez, est né après sa mort. Frank Jefferson était le meilleur ami de Mike. Alors, je suis allée le voir souvent. En tant que parrain de Peter, également : Mike avait tenu à ce qu'il le soit. J'ai commencé à éprouver beaucoup de tendresse pour lui et... et infiniment de compassion, aussi.

— De compassion ? fit Mrs Bantry, étonnée.

— Oui. Ça peut paraître bizarre. Frank avait toujours eu ce qu'il désirait. Son père et sa mère ne lui avaient jamais rien refusé. Et pourtant — comment dire ? —, la personnalité de Mr Jefferson père est écrasante. Ceux qui l'entourent doivent renoncer à la leur. Frank en souffrait.

» Au début de notre mariage, c'était un homme heureux— merveilleusement heureux. Mr Jefferson s'était montré généreux : il avait fait don à Frank d'une grosse somme d'argent en disant qu'ilvoulait que ses enfants n'aient pas à attendre sa mort pour connaître l'indépendance. Générosité certes très noble, mais beaucoup trop soudaine : c'est petit à petit qu'ilaurait dû amener son fils à cette indépendance.

» Tout cela est monté à la tête de Frank. Il voulait se montrer aussi brillant que son père, aussi compétent que lui dans la finance et les affaires, aussi avisé et clairvoyant. Mais tel n'était pas le cas, bien sûr. Il ne faisait pas à proprement parler de spéculation, mais il investissait dans de mauvaises valeurs au mauvais moment. C'est affolant, voyez-vous, de voir comme l'argent file vite quand on ne sait pas le gérer. Plus Frank plongeait, plus il s'obstinait à vouloir se refaire. C'est ainsi que les choses sont allées de mal en pis.

— Mais enfin, ma pauvre, fit Mrs Bantry, est-ce que Conway n'aurait pas pu le conseiller?

— Il ne voulait pas qu'on le conseille. Il tenait absolument à réussir par ses propres moyens. C'est pourquoi nous n'avons jamais mis Mr Jefferson au courant. Lorsque Frank est mort, il ne restait presque plus rien... juste une minuscule rente pour moi. Et je... je n'ai rien dit à son père non plus. Voyez-vous...

Elle se détourna brusquement :

— J'aurais eu l'impression de trahir Frank. Et Frank aurait détesté ça. Mr Jefferson est resté souffrant pendant longtemps. Quand ila commencé à aller mieux, il a cru que j'étais une veuve riche. Je ne l'ai jamais détrompé. J'y ai mis mon point d'honneur. Il me sait regardante mais ilapprouve, ils'imagine que je suis du genre économe. Bien entendu, Peter, et moi avons presque tout le temps habité sous son toit depuis lors, et c'est lui qui pourvoit à nos dépenses quotidiennes. Je n'ai donc jamais eu de souci de ce côté-là.

Elle s'interrompit et ajouta lentement :

— Nous avons donc vécu toutes ces années comme en famille, à ceci près que... à ceci près, voyez-vous — ou peut-être ne voyez-vous pas? — qu'il ne m'a jamais considérée comme la veuve de Frank, mais toujours comme sa femme,

Mrs Bantry saisit la nuance :

— Vous voulez dire par là qu'il n'a jamais accepté leur mort?

— Oui. Il a été admirable, bien sûr. Mais il a dominé sa tragédie personnelle en refusant d'admettre la mort. Mark est le mari de Rosamund et je suis la femme de Frank : ainsi, bien que Frank et Rosamund ne soient plus là, ils continuent d'exister pour lui,

— Magnifique exemple de foi salvatrice, fit doucement Mrs Bantry.

— Je sais. Nous avons donc vécu ainsi, année après année. Et puis soudain, cet été, quelque chose a craqué en moi. Je... je me suis rebellée. C'est terrible à dire, mais je ne voulais plus penser à Frank ! Tout cela — mon amour pour lui, notre complicité, mon chagrin quand il est mort — appartenait désormais au passé. C'était quelque chose qui avait été et qui n'était plus.

»Ce que je ressentais est très difficile à décrire -comme un désir d'effacer l'ardoise et de repartir de zéro. Je voulais être moi, Addie, encore relativement jeune et forte, capable de m'amuser, de nager, de danser. Je voulais être une personne à part entière. Même Hugo : vous connaissez Hugo McLean? C'est un amour, il veut m'épouser, mais moi, bien sûr, je n'y avais jamais réellement songé. Eh bien, cet été, oui, j'ai commencé à y songer. Pas sérieusement, juste comme ça, dans le vague...

Elle s'interrompit et secoua la tête :

— Alors, je suppose que c'est vrai. J'ai négligé Jeff. Bon, pas réellement, mais mon esprit et mes pensées étaient tournés ailleurs. Quand j'ai vu que Ruby arrivait à le distraire, j'ai été plutôt contente : ça me laissait davantage de liberté pour vivre ma vie. Je n'aurais jamais, au grand jamais, imaginé qu'il... qu'il s'enticherait d'elle à ce point !

— Et après, lorsque vous vous en êtes aperçue ?

— J'ai été abasourdie, littéralement abasourdie ! Furieuse aussi, je dois l'avouer.

— Je l'aurais été comme vous.

— C'est qu'il y avait Peter, voyez-vous. Et tout son avenir dépend de Jeff. Jeff qui le considérait pratiquement comme son petit-fils — à ce que je croyais, du moins. Mais il ne l'était pas, bien sûr, ils n'avaient aucun lien de parenté. Alors, penser qu'il allait être déshérité !

Ses mains fermes, bien dessinées, tremblèrent légèrement sur ses genoux :

— Parce que c'est bien ce qui semblait s'annoncer. Tout ça pour une petite dinde cupide et vulgaire — oh, je lui aurais volontiers tordu le cou !

Elle s'arrêta aussitôt, horrifiée. Ses beaux yeux noisette vacillèrent en croisant ceux de Mrs Bantry.

— Mon Dieu, gémit-elle, c'est affreux de dire ça! Hugo McLean, qui s'était approché doucement derrière les deux femmes, demanda :

— Qu'est-ce qu'il est affreux de dire?

— Asseyez-vous, Hugo. Vous connaissez Mrs Bantry, n'est-ce pas ?

McLean, qui avait déjà salué Dolly, insista :

— Qu'est-ce qu'il est affreux de dire?

— Que j'aurais volontiers tordu le cou de Ruby Keene. Hugo resta pensif un instant. Puis :

— En effet, si j'étais vous, je ne dirais pas des choses pareilles. Elles pourraient être mal interprétées.

Il posa sur la jeune femme un long regard grave.

— Faites très attention, Addie,

Sa voix sonnait comme une mise en garde.

 

*

 

Quelques minutes plus tard, lorsque miss Marple sortit de l'hôtel et vint rejoindre Mrs Bantry, Hugo McLean et Adélaïde Jefferson descendaient ensemble le chemin qui menait à la mer.

— Il est aux petits soins pour elle, fit remarquer miss Marple en s'asseyant.

— Ça fait des années qu'il l'est. Il y a des obstinés.

— Je sais. Comme le major Bury : il a tourné autour d'une veuve anglo-indienne pendant près de dix ans. Il était la risée des amis de la dame. Elle a fini par céder : manque de chance, dix jours avant le mariage, elle a filé avec le chauffeur! Une femme très bien, pourtant, et d'ordinaire équilibrée.

— Les gens ont parfois des moments de folie, acquiesça Mrs Bantry. Je regrette que vous n'ayez pas été là un instant plus tôt, Jane. Addie Jefferson me racontait son histoire : comment son mari avait englouti tout son argent mais qu'ils n'en avaient jamais parlé à Mr Jefferson, et puis que cet été, elle avait commencé à voir les choses autrement...

Miss Marple hocha la tête d'un air entendu :

— C'était fatal. Elle a dû se rebeller contre cette obligation de vivre dans le passé. Car enfin, il y a un temps pour tout. On ne peut pas rester indéfiniment terré chez soi avec les volets clos. Mrs Jefferson a sans doute voulu les ouvrir et jeter son voile de veuve aux orties, ce que son beau-père n'a bien évidemment pas apprécié. Il s'est senti laissé pour compte sans jamais, j'en suis convaincue, en comprendre la raison. En tout état de cause, il ne pouvait guère s'en accommoder et, comme le vieux Badger lorsque sa femme s'est adonnée au spiritisme, le fruit était mûr pour ce qui s'est passé. N'importe quel tendron pas trop vilain à regarder et disposé à lui prêter gentiment l'oreille aurait fait l'affairé.

— Pensez-vous, dit Mrs Bantry, que la cousine Josie ait pu la faire venir exprès pour ça — et qu'il s'agisse en quelque sorte d'un complot familial?

Miss Marple secoua la tête :

— Non, pas du tout. Je ne crois pas que Josie ait le pouvoir de spéculer sur les réactions d'autrui. Ce n'est manifestement pas son domaine. Vive, maligne, elle est cependant de ces gens dont l'intelligence ne dépasse pas le plan pratique, qui sont incapables de prévoir l'avenir et se laissent en général surprendre par lui.

— Il semble avoir surpris tout le monde, fit Mrs Bantry. Même Addie — et Mark Gaskell aussi, apparemment.

Miss Marple sourit :

— Oh, lui, il avait d'autres chats à fouetter. C'est un coq de village, à l'oeil égrillard. Pas un homme à jouer éternellement les veufs éplorés, quel qu'ait pu être son attachement pour sa femme. J'imagine qu'ils ont dû, Adélaïde et lui, secouer plus d'une fois le joug du perpétuel souvenir imposé par le vieux Mr Jefferson. Seulement, donner des coups de canif au contrat, ajouta miss Marple, caustique, c'est évidemment beaucoup plus facile pour les messieurs.

 

*

 

À ce moment précis, Mark, en grande conversation avec sir Henry Clithering, était en train de confirmer ce jugement porté sur lui-même.

Avec son franc-parler caractéristique, il était allé droit au fait :

— Je viens de me rendre compte que, pour la police, je suis le suspect n° l ! Ils ont mis le nez sur mes difficultés financières. Je n'ai plus un rond, vous savez, ou peu s'en faut. Si ce cher vieux Jeff casse sa pipe comme prévu dans un mois ou deux, et si Addie et moi nous partageons la galette également comme prévu, tout ira bien. Parce qu'en fait, j'ai des dettes impressionnantes... Si je plonge, ce sera un sacré bouillon ! Si au contraire j'arrive à tenir jusque-là, alors, je referai surface et je serai un homme riche.

— Vous êtes joueur, Mark.

— Je l'ai toujours été. Tout risquer, voilà ma devise ! Oui, ça m'arrange bien que quelqu'un ait étranglé cette pauvre gamine. Mais ce n'est pas moi. Je ne suis pas un étrangleur. Je ne crois pas que j'arriverais jamais à tuer quelqu'un. Je suis trop brave type. Allez donc faire comprendre un truc pareil à la police ! Pour eux, je dois être le suspect idéal, tombé du ciel ! J'avais un mobile, j'étais sur place et je ne m'embarrasse pas de grands principes moraux. Ce qui m'étonne, c'est de ne pas être déjà en taule ! Ce superintendant m'a dans le collimateur.

— Vous avez cette chose très utile : un alibi.

— Il n'y a pas plus contestable en ce bas monde qu'un alibi! D'ailleurs, les innocents n'ont jamais d'alibi. En plus, tout dépend de l'heure de la mort, de détails de ce genre, et vous pouvez être sûr que si trois médecins disent qu'elle a été tuée à minuit, il s'en trouvera au moins six pour jurer leurs grands dieux que c'était à 5 heures du matin. Alors, mon alibi, là-dedans ?

— Quoi qu'il en soit, vous arrivez à en plaisanter.

— Le comble du mauvais goût, non ? fit joyeusement Mark Gaskell. En fait, j'ai la pétoche. Avec un meurtre, il y a de quoi ! Et n'allez pas croire que je ne suis pas navré pour le vieux Jeff. Au contraire. Mais même si le choc a été rude, ça vaut mieux que s'il l'avait démasquée.

— Comment cela, démasquée? Mark fit un clin d'oeil :

— Où croyez-vous qu'elle a filé, hier soir? Je vous fiche mon billet qu'elle allait voir un homme. Jeff n'aurait pas aimé ça. Il n'aurait pas aimé ça du tout. S'il s'était aperçu qu'elle le roulait dans la farine, qu'elle n'était pas la petite poupée au babil innocent qu'elle paraissait... Mon beau-père est un homme étrange : il sait très bien se maîtriser, mais jusqu'à une certaine limite. Et là... attention !

Sir Henry le considéra avec curiosité :

— Vous l'aimez bien, ou pas du tout?

— Je l'aime beaucoup, et en même temps je lui en veux. Je vais essayer de m'expliquer. Conway Jefferson adore dominer son monde. C'est un despote — éclairé, certes, bienveillant, généreux, affectueux —, mais c'est lui qui donne le la et qui mène la danse.

Mark Gaskell marqua un temps. Puis :

— J'aimais ma femme. Je n'éprouverai jamais les mêmes sentiments pour une autre. Rosamund était un rayon de soleil, un éclat de rire, un bouquet de fleurs. Quand elle est morte, je me suis senti comme un boxeur qui vient d'encaisser un direct. Mais l'arbitre a fini de compter, maintenant. Je suis un homme, après tout. J'aime les femmes. Je ne veux pas me remarier — il n'en est pas question ! Car je n'ai pas à me plaindre. Il m'a fallu opter pour la discrétion, mais j'ai pu me donner du bon temps. La pauvre Addie, non. C'est une femme qui a de la tenue. Le genre de femme que les hommes ont envie d'épouser, pas seulement mettre dans leur lit. À la première occasion, vous verrez qu'elle se remariera, qu'elle sera heureuse et son mari tout autant. Mais le vieux Jeff voyait toujours en elle la femme de Frank — et parvenait à la suggestionner pour qu'elle ne s'évade pas de ce rôle. Il ne s'en rend pas compte, mais pour nous, c'était la prison. Je me suis tiré en douce il y a longtemps déjà. Addie l'a fait cet été. Il en a été secoué. Son univers se brisait. Résultat : Ruby Keene.

Il ne put s'empêcher de fredonner :

— Mais elle est désormais dans la tombe, Et, oh ! ma vie en est changée ! » Venez, Clithering, conclut-il. Ça s'arrose. Pas étonnant, songea sir Henry, que Mark Gaskell soit l'objet des soupçons de la police!

 

13

 

Le Dr Metcalf était l'un des praticiens les plus connus de Danemouth. S'il ne se montrait pas très expansif avec ses malades, sa présence avait toujours sur eux un effet réconfortant. Il était d'âge moyen et s'exprimait d'une voix calme et agréable.

Il écouta attentivement le superintendant Harper et répondit à ses questions avec autant d'amabilité que de précision.

— Je peux donc considérer, Docteur, fit le policier, que ce que m'a dit Mrs Jefferson est grosso modo exact ?

— Oui, l'état de santé de. Mr Jefferson est précaire. Voilà des années qu'il se surmène. Dans sa détermination à vivre comme tout le monde, il s'est imposé un rythme bien supérieur à celui d'un homme normal de son âge. Il refuse de se reposer, de rester tranquille, de prendre son temps — bref, de suivre mes recommandations ou celles de mes confrères. Coeur, poumons, tension artérielle et j'en passe, la machine a tourné trop vite.

— Il a catégoriquement refusé de suivre vos conseils ?

— Oui, et je ne saurais vraiment l'en blâmer. Je ne dis pas ça à mes patients, Mr Harper, mais j'estime qu'un homme peut préférer s'user plutôt que se rouiller. Nombre de mes collègues en font autant et, croyez-moi, ils n'ont pas tort. Dans un endroit comme Danemouth, on voit surtout le contraire : des malades qui s'accrochent à la vie, affolés à l'idée de la moindre fatigue, du moindre courant d'air, du moindre microbe, du moindre écart gastronomique !

— Je vous crois volontiers, acquiesça le superintendant Harper. En somme, la force de Conway Jefferson est surtout physique — musculaire, même, devrais-je dire. De quoi est-il capable au juste dans ce domaine ?

— Il a une immense force dans les bras et les épaules. C'était un homme vigoureux avant son accident; Il est d'une adresse remarquable pour manoeuvrer son fauteuil roulant et, avec une paire de béquilles, parvient à se déplacer dans une pièce — de son lit à son fauteuil, par exemple.

— Ne pouvait-on, compte tenu de ses blessures, lui mettre des jambes artificielles ?

— Pas dans son cas. La colonne vertébrale était touchée.

— Je vois. Résumons-nous encore une fois. Jefferson est en bonne forme physique au sens musculaire du terme. Il se sent bien.

Metcalf acquiesça de la tête.

— Mais son coeur est en mauvais état, poursuivit Harper. Un surcroît d'effort ou de fatigue, un choc, une frayeur soudaine, et hop ! C'est ça?

— Plus ou moins. Le surmenage le tue lentement parce qu'il refuse de se ménager quand il se sent fatigué, ce qui est mauvais pour son coeur. Il est peu probable que la fatigue le tue soudainement. Mais un choc brutal ou une grande frayeur, oui, c'est certain. D'où mes mises en garde à sa famille.

— Et pourtant, fit lentement Harper, le choc ne l'a pas tué. Car il ne pouvait guère en recevoir de pire qu'avec cette histoire. Or, il est toujours bien vivant.

Le Dr Metcalf haussa les épaules :

— Je sais. Mais si vous aviez mon expérience, superintendant, vous sauriez que, dans ce genre de maladie, il est impossible de faire des pronostics précis. Les gens qui devraient mourir d'un choc émotionnel ou d'un coup de froid ne meurent pas d'un choc émotionnel ou d'un coup de froid. Le corps humain est beaucoup plus robuste qu'on ne le croirait possible. En outre, toujours selon mon expérience, un choc sensoriel est beaucoup plus souvent fatal qu'un choc moral. En termes plus concrets, une porte qui claque soudain serait davantage susceptible de tuer Mr Jefferson que le fait d'apprendre que la fille dont il s'était entiché venait de mourir dans d'atroces conditions.

— Pourquoi cela ?

— L'annonce d'une mauvaise nouvelle provoque presque toujours une réaction de défense. Elle paralyse celui qui la reçoit. Il est — tout d'abord — incapable de l'assimiler. Il lui faut un peu de temps pour vraiment réaliser. La porte qui claque, par contre, quelqu'un qui jaillit d'un placard, le passage brutal d'une moto au moment où vous traversez la route — tous ces incidents ont un effet immédiat. Le coeur en prend un coup, pour reprendre l'expression populaire.

— Mais autant qu'on sache, fit lentement Harper, le choc causé par la mort de la fille aurait facilement pu entraîner celle de Mr Jefferson ?

— Oh, facilement.

Le médecin regarda le superintendant avec curiosité :

— Vous ne pensez tout de même pas que...

— Je ne sais pas ce que je pense, coupa le superintendant Harper avec humeur.

 

*

 

— Vous admettrez, sir Henry, que ça n'aurait rien d'insensé, dit-il un peu plus tard à sir Henry Clithering. C'aurait été faire d'une pierre deux coups : d'abord, la fille, et puis la nouvelle de sa mort aurait emporté Mr Jefferson avant qu'il n'ait eu le temps de modifier son testament.

— Vous croyez qu'il va le modifier?

— Vous êtes sans doute mieux placé que moi pour répondre. Qu'en pensez-vous?

— Je l'ignore. Je sais qu'avant l'entrée en scène de Ruby Keene, il avait partagé son argent entre Mark Gaskell et Mrs Jefferson. Je ne vois pas pourquoi il changerait d'avis maintenant. Mais rien ne l'empêcherait bien sûr d'en faire don à un refuge pour animaux ou de subventionner une troupe de jeunes danseurs professionnels.

Le superintendant acquiesça :

— C'est vrai, on ne sait jamais quelle -mouche peut piquer un homme, surtout quand il se sent libre de toute obligation morale quant à la disposition de sa fortune. Et dans ce cas précis, il n'y a aucune parenté de sang.

— Il est très attaché au petit Peter, remarqua sir Henry.

— Croyez-vous pour autant qu'il le considère comme son petit-fils ? Pour savoir ça aussi, vous êtes mieux placé que moi.

— Non, je ne crois pas que ce soit le cas, répondit pensivement sir Henry.

— Il y a une autre question que je désirerais vous poser, sir Henry. C'est une chose que vous, en tant qu'ami de la famille, serez mieux à même de juger que moi. J'aimerais connaître le degré d'estime de Mr Jefferson pour Mr Gaskell et la jeune Mrs Jefferson. Sir Henry fronça les sourcils :

— Je ne suis pas sûr de bien saisir, superintendant.

— Eh bien, en dehors de toute connotation familiale, comment les apprécie-t-il en tant que personnes ?

— Ah, je comprends.

— Oui. Personne ne doute qu'il leur était très attaché, à l'un et à l'autre, mais cet attachement me semble dû au fait qu'ils étaient respectivement le mari et la femme de sa fille et de son fils. Qu'en aurait-il été si l'un d'eux s'était remarié?

Sir Henry réfléchit un moment :

— C'est un point intéressant que vous soulevez là. Je n'en sais rien. Je serais enclin à penser — ce n'est qu'une opinion — que cela aurait sensiblement changé son attitude. Sans rancune, il lui aurait souhaité tout le bonheur possible, mais je croîs — oui, je crois vraiment — qu'il ne lui aurait plus guère porté d'intérêt.

— Pour l'un comme pour l'autre?

— Il me semble. Dans le cas de Mr Gaskell, presque certainement. Dans celui de Mrs Jefferson, sans doute aussi, mais ce n'est pas si sûr. Car elle, il l'aimait bien en tant que personne.

— Le fait que ce soit une femme n'y est sans doute pas étranger, fit Harper d'un air docte. Il lui était plus facile de la considérer comme sa fille que Mr Gaskell comme son fils. C'est valable dans les deux sens, d'ailleurs. Si les femmes acceptent volontiers un gendre comme membre de la famille, il est par contre plus rare de les voir considérer leur bru comme leur fille.

Harper s'interrompit un instant, et reprit :

— Vous voulez bien m'accompagner jusqu'aux courts de tennis par ce sentier? J'aperçois là-bas miss Marple, et j'aurais une tâche à lui confier. En fait, j'ai l'intention de vous, enrôler tous les deux.

— Pour faire quoi, superintendant ?

— Obtenir des renseignements auxquels j'aurais difficilement accès moi-même. Je voudrais que vous entrepreniez Edwards pour moi, sir Henry.

— Edwards ? Que voulez-vous obtenir de lui ?

— Tout ce que vous pourrez ! Tout ce qu'il sait, tout ce qu'il pense au sujet des relations entre les membres de la famille, son point de vue personnel sur l'affaire Ruby Keene. Des détails internes. Il connaît la situation mieux que personne, vous pensez. Seulement, il ne me dira rien à moi. À vous, si. Et il n'est pas impossible que nous en tirions quelque chose. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, bien entendu.

— Aucun, fit résolument sir Henry. On est venu me chercher de façon pressante pour découvrir la vérité. Je suis donc prêt à me mettre en quatre. Mais en quoi miss Marple pourra-t-elle vous aider?

— Avec certaines des éclaireuses. Nous en avons rassemblé une demi-douzaine à peu près, les meilleures amies de Pamela Reeves. Il n'est pas exclu qu'elles sachent quelque chose. J'ai réfléchi, voyez-vous. Il me semble que si cette petite allait vraiment chez Woolworth, elle aurait essayé de convaincre l'une de ses camarades de l'accompagner. Les filles n'aiment généralement pas courir les magasins toutes seules.

— Je crois que vous avez raison.

— Ce qui m'amène à penser que Woolworth n'était qu'une excuse. Je veux savoir où Pamela allait réellement. Elle a peut-être laissé échapper quelque chose. Si tel est le cas, je ne vois que miss Marple pour tirer les vers du nez à ces gamines. Elle en sait plus long que moi sur la gent féminine. D'ailleurs, elles doivent avoir une peur bleue de la police.

— Ce genre d'énigme de village me paraît tout à fait dans les cordes de miss Marple. Elle est roublarde, vous savez.

Le superintendant sourit :

— Ça n'est pas moi qui vous contredirai. Pas grand-chose ne lui échappe. Miss Marple leva les yeux à leur approche et les salua avec empressement. Elle accepta immédiatement la requête de Harper :

— Je serai ravie de vous aider, superintendant, et je crois bien pouvoir vous être de quelque utilité. Avec l'instruction religieuse du dimanche, les éclaireuses, l'orphelinat à deux pas — je fais partie du bureau et je passe souvent pour discuter un peu avec la directrice — et sans même compter mes bonnes — toujours très jeunes -, je sais par expérience quand une fille dit la vérité et quand elle cache quelque chose.

— En fait, vous êtes même experte en la matière, dit sir Henry.

Miss Marple lui adressa un regard de reproche :

— Je vous en conjure, sir Henry, ne vous moquez pas !

— Je ne m'y risquerais pas. C'est trop souvent vous qui l'avez fait à mes dépens.

— On voit tellement de vilaines choses dans un village, murmura miss Marple en guise d'explication.

— Au fait, dit sir Henry, j'ai éclairci l'un des points que vous m'aviez soumis. Le superintendant me confirme qu'il y avait des rognures d'ongles dans la corbeille à papier de Ruby Keene.

— Ah bon? fit-elle d'un air pensif. Alors, c'est bien ça...

— Pourquoi vouliez-vous savoir ça, miss Marple? demanda Harper.

— Parce que c'était l'une des choses qui m'avaient chiffonnée quand j'ai regardé le corps. J'avais trouvé les mains bizarres, mais sans comprendre sur le moment pourquoi. Et puis j'ai réfléchi que les filles qui se maquillent beaucoup ont en général les ongles longs. Je sais, il y a partout des gens qui se les rongent, c'est une manie dont il est très difficile de se débarrasser. Mais la coquetterie fait souvent des prodiges. Pourtant, j'ai cru que cette fille n'y était pas parvenue. Et puis le petit garçon — Peter, vous le connaissez — a dit quelque chose qui indiquait qu'elle les avait longs, mais qu'elle s'en était cassé un. Auquel cas, elle avait peut-être coupé les autres par souci d'équilibre. D'où ma question sur d'éventuelles rognures et la promesse que m'a faite sir Henry de se renseigner.

— Vous venez de dire «l'une des choses qui m'avaient chiffonnée quand j'ai regardé le corps», fit remarquer ce dernier. Il y en avait d'autres?

— Oh oui ! dit miss Marple en hochant vigoureusement la tête. Sa robe. Côté robe, tout clochait.

Les deux hommes la regardèrent avec curiosité.

— Comment cela ? demanda sir Henry.

— Eh bien, voyez-vous, c'était une vieille robe. Josie l'a affirmé, et je me suis moi-même rendu compte qu'elle était usée, élimée. Non, ça n'allait pas du tout.

— Je ne vois pas pourquoi. .

Le visage de miss Marple rosit quelque peu :

— Voyons, l'hypothèse est bien, si je ne m'abuse, que Ruby Keene se serait changée afin de sortir avec quelqu'un pour qui elle «avait le béguin», comme disent mes petits-neveux ?

Une lueur amusée passa dans les yeux du superintendant :

— C'est notre théorie. Elle avait rendez-vous avec... un petit ami, comme on dit.

— Alors, pourquoi, je vous le demande, avoir choisi une vieille robe ? Perplexe, Harper se gratta la tête.

— Je vois ce que vous voulez dire. Elle aurait dû en mettre une neuve ?

— Elle aurait dû mettre la plus belle. C'est ce que font toutes les filles.

Sir Henry intervint :

— Sans doute, mais attendez, miss Marple. Supposons qu'elle ait eu à sortir pour se rendre à ce rendez-vous. Un trajet en voiture découverte, par exemple, ou une marche par des chemins difficiles. Plutôt que de gâcher éventuellement une robe neuve, elle aurait pu en mettre une vieille.

— Oui, ça serait logique, convint Harper.

Miss Marple se tourna vers lui.

— Le plus logique dans ce cas, répondit-elle vivement, aurait été de mettre un pull et un pantalon, ou un ensemble de tweed. C'est du moins — je ne voudrais pas paraître snob, mais c'est un peu inévitable — ce qu'aurait fait une jeune fille de... de notre milieu.

»Une jeune fille bien élevée, reprit-elle en s'animant, fait toujours très attention à mettre les vêtements qu'il faut au moment où il faut. Par exemple, si chaud qu'il puisse faire, une jeune fille bien élevée ne mettra jamais une robe de soie à fleurs pour se rendre à un rallye équestre.

— Et quelle est la tenue correcte pour rencontrer un amoureux? s'enquit sir Henry.

— Si le rendez-vous avait lieu à l'intérieur de l'hôtel ou quelque part où la tenue de soirée serait de rigueur, elle mettrait sa plus belle robe longue, bien sûr. Mais dehors, elle se sentirait ridicule en robe du soir et porterait ses vêtements de sport les plus seyants.

— Fort bien, Grande Prêtresse de la mode. Mais cette Ruby...

— Ruby, en effet, n'avait à franchement parler rien d'une femme du monde. Elle appartient à cette classe où l'on revêt ses plus beaux atours même dans les circonstances les plus inadéquates. L'année dernière, tenez, nous avons eu un pique-nique à Scrantor Rocks. Vous auriez été ébahi par les toilettes de ces demoiselles ; robes de foulard, souliers vernis et, pour certaines, jusqu'à des chapeaux tarabiscotés. Pour grimper dans les rochers, passer dans la broussaille et la bruyère ! Et les garçons engoncés dans leurs costumes ! Pour les randonnées, c'est encore autre chose : les filles ne semblent pas se rendre compte qu'un short de marche n'est seyant que si elles sont très minces, or, c'est pratiquement devenu un uniforme.

— Et vous pensez que Ruby Keene..., interrompit doucement Harper.

— Je pense qu'elle aurait gardé la robe rose qu'elle avait sur elle — sa plus jolie. Elle n'en aurait changé que si elle avait eu mieux à se mettre.

— Et comment expliquez-vous qu'elle ait agi autrement, miss Marple ?

— Je ne l'explique pas — pas encore. Mais quelque chose me dit que c'est là un point important...

 

*

 

À l'intérieur du court grillagé, la leçon de tennis que donnait Raymond Starr venait de se terminer.

Son élève, grosse dondon entre deux âges, émit quelques gloussements énamourés, ramassa un cardigan bleu ciel et prit la direction de l'hôtel.

Raymond lui lança gaiement quelques mots aimables tandis qu'elle s'éloignait.

Puis il se tourna vers le banc où les trois spectateurs étaient assis. Ses balles se balançaient dans un filet qu'il tenait à la main et il avait sa raquette sous le bras. Sa gaieté, son sourire disparurent instantanément de son visage, comme effacés par un coup d'éponge. Il parut soudain las et inquiet.

— Ouf terminé ! fit-il en s'approchant d'eux.

Son sourire reparut soudain, ce sourire charmeur, juvénile, expressif, qui s'harmonisait si bien avec son teint hâlé et sa grâce de félin.

Sir Henry se surprit à spéculer sur son âge. Vingt-cinq ans? Trente? Trente-cinq? Impossible à dire.

— Celle-là, je vous garantis qu'elle ne saura jamais jouer, fit Raymond en secouant la tête.

— Ce genre de corvée doit être terriblement ennuyeux pour vous, commenta miss Marple.

— Ça l'est parfois, reconnut-il. Surtout quand l'été tire à sa fin. Pendant un temps, l'idée de la paye vous regonfle un peu, et puis même cela n'arrive plus à vous stimuler !

Le superintendant Harper se leva brusquement.

— Je viendrai vous chercher dans une demi-heure, miss Marple, si toutefois cela vous convient ?

— Tout à fait, merci. Je serai prête. Harper s'éloigna. Raymond le suivit un moment des yeux.

— Je peux m'asseoir un instant avec vous? demanda-t-il.

— Je vous en prie, fit sir Henry. Cigarette ?

Il tendit son étui tout en se demandant d'où venait cette légère prévention qu'il éprouvait à l'égard de Raymond Starr. Était-ce à cause de son métier de moniteur de tennis et de danseur mondain? Auquel cas, le tennis n'était pas en cause — ce devait être la danse. Un Anglais, décida sir Henry, ne pouvait qu'éprouver de la méfiance pour un homme qui dansait aussi bien ! Ce type évoluait avec trop de grâce! Ramon? Raymond? Comment s'appelait-il, déjà? Il posa abruptement la question.

L'autre en parut amusé :

— Ramon était mon premier nom de scène. Ramon et Josie, ça sonnait joliment espagnol, voyez-vous. Et puis il y a eu tous ces préjugés contre les étrangers, alors, je suis devenu Raymond — très british, quoi.

— Mais votre vrai nom est très différent? s'enquit miss Marple.

Il sourit :

— Dans ma famille, on m'appelle Ramon. J'avais une grand-mère argentine. (Voilà qui explique son balancement de hanches, songea par parenthèse sir Henry.) Mais mon vrai prénom est Thomas. Terriblement commun, n'est-ce pas ?

Il se tourna vers sir Henry :

— Vous êtes originaire du Devonshire, je crois, Monsieur? De Stane ? Ma famille a toujours vécu dans le coin. Au manoir d'Alsmonston.

Le visage de sir Henry s'éclaira :

— Vous êtes un Starr d'Alsmonston ? Je n'avais pas fait le rapprochement.

— Évidemment..., ça ne m'étonne pas.

Il y avait une pointe d'amertume dans sa voix.

— Pas de chance, euh... tout ça, articula gauchement sir Henry.

— Que le domaine ait été vendu après être resté trois cents ans dans la famille ? Oui, plutôt. Mais bon, les gens de notre classe doivent disparaître, c'est inéluctable. Nous sommes devenus des inutiles. Mon frère aîné est allé à New York. Il travaille dans l'édition, et il s'en tire bien. Le reste de la famille s'est dispersé aux quatre coins du monde. Pas facile, de nos jours, de se faire une situation quand on a pour seule référence d'avoir été éduqué dans un établissement privé ! Avec un peu de veine, vous vous retrouvez réceptionniste dans un hôtel : la cravate et les bonnes manières y sont un atout. Moi, le seul boulot que j'aie pu dénicher était démonstrateur dans un magasin de sanitaires. J'étais censé vendre de superbes baignoires en céramique de couleur pêche ou citron. Les salles d'exposition étaient immenses, mais comme je ne retenais jamais ni le prix de ces satanés bazars ni les délais de livraison, on m'a flanqué dehors..

» Les seules choses que je savais vraiment faire, c'était danser et jouer au tennis. On m'a engagé dans un hôtel de la Côte d'Azur. Ça rapportait bien, là-bas. Je ne m'en tirais pas mal. Seulement, un beau jour, j'ai entendu un vieux colonel, un vieux de la vieille, Britannique jusqu'au bout des ongles et qui ne jurait que par l'Empire des Indes. Il était allé trouver le directeur et il braillait au sommet de sa voix :

» « Où est le gigolo ? (C'était apparemment le seul mot qu'il connaissait en français.) Je veux qu'on m'amène le gigolo et plus vite que ça ! Ma femme et ma fille ont envie de danser. Où est passée cette petite frappe? II prend combien? J'exige qu'on m'amène le gigolo.»

Raymond poursuivit :

— C'est sans doute idiot, mais je n'ai pas supporté. J'ai tout plaqué. Je suis venu ici. Moindre salaire mais travail plus agréable. Il s'agit surtout d'enseigner des rudiments de tennis à des mémés rondouillardes qui ne seront jamais, au grand jamais, capables de jouer. Et puis de faire danser les pauvres petites filles riches dont personne ne veut et qui font tapisserie. Bah ! c'est la vie, quoi ! Mais je vous ennuie, à vous raconter mes malheurs !

Il éclata de rire. Ses dents étincelèrent, de fines ridules se plissèrent au coin de ses paupières. Ragaillardi, resplendissant de joie de vivre et de vigueur animale, il avait retrouvé son sourire ravageur.

— Je suis heureux de pouvoir bavarder un peu avec vous, dit sir Henry. Je voulais justement vous parler.

— À propos de Ruby Keene? Je ne peux guère vous aider. J'ignore qui l'a tuée. Je ne sais quasiment rien d'elle. Elle ne me faisait pas de confidences.

— Vous la trouviez sympathique ? demanda miss Marple.

— Pas particulièrement. Pas antipathique non plus, répondit-il comme si c'était le dernier de ses soucis.

— Ainsi, vous n'avez aucune suggestion à nous faire?

— Non, hélas... Sans quoi j'en aurais déjà fait part à Harper. C'est un des trucs comme il en arrive sans qu'on sache ni pourquoi ni comment. Pas d'indices, pas de mobiles — un petit crime minable, sordide.

— Deux personnes avaient un mobile, dit miss Marple. Sir Henry lui décocha un coup d'oeil réprobateur.

— Vraiment? fit Raymond, l'air surpris.

Miss Marple rendit à sir Henry son regard — mais en nettement plus impérieux. Ce dernier expliqua à contrecoeur :

— Sa mort va probablement rapporter à Mrs Jefferson ainsi qu'à Mr Gaskell la somme de cinquante mille livres.

— Quoi ?

Cette fois, Raymond ne parut pas surpris, ni même abasourdi. Il semblait aux cent coups :

— Mais c'est absurde ! C'est grotesque ! Mrs Jefferson... aucun des deux, d'ailleurs... ne peut être en quoi que ce soit mêlé à ça ! Une chose pareille, c'est inimaginable !

Miss Marple toussota.

— Je crains que vous ne soyez un peu idéaliste, fit-elle doucement.

— Moi ? fit-il en riant. Ça m'étonnerait ! Il n'y a pas plus cynique que moi.

— L'argent, poursuivit miss Marple, est un mobile très, puissant.

— Peut-être, fit Raymond avec véhémence. Mais de là à imaginer qu'ils aient pu l'un ou l'autre étrangler une fille de sang-froid...

Il secoua la tête. Puis se leva d'un bond :

— Voilà Mrs Jefferson qui arrive. Elle vient prendre sa leçon. Elle est en retard.

Il eut l'air amusé :

— De dix minutes !

Adélaïde Jefferson et Hugo McNeal dévalaient le chemin qui menait jusqu'à eux.

Avec un sourire d'excuse pour son retard, Addie Jefferson pénétra sur le court. McLean s'assit sur le banc. Après avoir poliment demandé à miss Marple si la fumée ne la gênait pas, il alluma une pipe et tira silencieusement des bouffées pendant quelques minutes tout en suivant d'un oeil critique les deux silhouettes blanches qui évoluaient sur le court.

— Je ne vois pas pourquoi Addie s'entête à prendre des leçons, dit-il enfin. Une partie, d'accord. Je suis le premier à aimer ça. Mais pourquoi des leçons ?

— Pour améliorer sa technique, suggéra sir Henry.

— Elle ne se défend déjà pas mal, dit Hugo. Suffisamment pour ce qu'elle veut en faire. Elle ne vise quand même pas Wimbledon, sacrebleu !

Il resta une ou deux minutes silencieux, puis reprit :

— Et d'abord, qui est-ce, ce Raymond? D'où sortent-ils, ces moniteurs ? Celui-là m'a l'air un peu métèque.

— C'est l'un des Starr du Devonshire, fit sir Henry.

— Quoi ? Pas possible ?

Sir Henry confirma d'un signe de tête. Hugo McLean ne parut manifestement pas enchanté par cette information. Il se renfrogna plus que jamais.

— Je ne comprends pas pourquoi Addie m'a demandé de venir. Cette affaire n'a pas l'air de la tracasser outre mesure ! Elle ne m'a jamais paru mieux. Pourquoi m'avoir appelé à la rescousse ?

— Quand vous a-t-elle appelé ? demanda sir Henry, soudain intéressé.

— Oh, euh... quand tout ça s'est produit.

— Comment avez-vous été prévenu ? Par téléphone ou par télégramme ?

— Par télégramme.

— Simple curiosité : quand a-t-il été envoyé ?

— Ça... je ne sais pas au juste.

— A quelle heure l'avez-vous reçu?

— Je ne l'ai pas à proprement parler reçu. On me l'a téléphoné.

— Ah ? Où étiez-vous ?

— En fait, j'avais quitté Londres la veille dans l'après-midi J'étais à Danebury Head.

 Tiens, tout près d'ici?

— Oui, c'est rigolo, non? J'ai reçu le message en rentrant d'une partie de golf et je suis venu tout de suite.

Miss Marple le considéra d'un air songeur. Il semblait être sur des charbons ardents.

— J'ai entendu dire que Danebury Head était très agréable, fit-elle. Et relativement peu cher.

— Pas hors de prix, non. Sans quoi je ne pourrais pas me le permettre. C'est un coin charmant.

— Il faudra que nous y fassions un tour en voiture un de ces jours, dit miss Marple.

— Hein ? Quoi ? Oh, euh... oui, je vous le recommande. Il se leva :

— Je vais faire un peu d'exercice. Ça m'ouvrira l'appétit.

Il s'éloigna d'un pas raide.

— Les femmes mènent vraiment la vie dure à leurs chevaliers servants, commenta sir Henry.

Miss Marple sourit sans répondre.

— Personnage assez terne, vous ne trouvez pas ? demanda sir Henry. J'aimerais connaître votre opinion.

— Un peu étroit d'esprit, peut-être. Un peu borné. Il n'a pas tout pour lui, mais il a beaucoup. Oui, je suis certaine qu'il a beaucoup. Sir Henry se leva à son tour.

— Il est temps que j'aille m'occuper de nos affaires. Voici justement Mrs Bantry qui vient vous tenir compagnie.

 

*

 

Mrs Bantry arriva essoufflée et s'assit en haletant.

— J'ai parlé aux femmes de chambre, dit-elle. Mais ça n'a rien donné. Chou blanc ! Vous croyez vraiment que cette fille a pu avoir une liaison sans que tout le monde à l'hôtel soit au courant ?

— C'est là un point très intéressant, ma chère. À mon avis, non, cent fois non. Si tel est le cas, quelqu'un est forcément au courant, vous pouvez en être sûre. Mais elle a quand même dû rester très discrète.

L'attention de Mrs Bantry s'était détournée vers le court:

— Le tennis d'Addie s'améliore beaucoup. Il est charmant, ce moniteur. Quant à Addie, elle est très en beauté. Elle est encore jolie femme — ça ne m'étonnerait pas du tout qu'elle se remarie.

— D'autant qu'elle sera riche à la mort de Mr Jefferson, jeta miss Marple.

— Oh, n'ayez pas l'esprit toujours aussi mal tourné, Jane ! Pourquoi n'avez-vous pas encore éclairci ce mystère? Nous n'avançons absolument pas. Et moi qui me disais que vous trouveriez tout de suite.

La voix de Mrs Bantry avait sonné comme un reproche.

— Non, ma chère, non. Je n'ai pas trouvé tout de suite. C'est vrai qu'il m'a fallu un peu de temps.

Mrs Bantry se retourna d'un coup, surprise, et posa sur elle un regard incrédule.

— Vous voulez dire que vous savez maintenant qui a tué Ruby Keene ?

— Oh oui, répondit miss Marple, ça, je le sais.

— Mais alors, Jane, qui est-ce ? Dites-moi tout !

Miss Marple secoua énergiquement la tête, lèvres pincées :

— Désolée, Dolly. Impossible.

— Pourquoi, impossible ?

— Parce que vous parlez trop. Vous iriez le claironner sur tous les toits — ou, dans le meilleur des cas, vous vous livreriez au petit jeu des insinuations.

— Je vous jure bien que non ! Je serais muette comme la tombe.

— C'est le genre de promesse qu'on ne tient jamais. Non, ma chère, je ne peux pas. Nous sommes encore trop loin du but. Il reste encore beaucoup de points obscurs. Vous vous rappelez la fois où je m'étais tellement opposée à ce qu'on laisse Mrs Partridge quêter pour la Croix-Rouge et où j'avais refusé de dire pourquoi? Eh bien, c'est tout simplement parce que son nez remuait exactement de la même manière que celui de ma petite bonne, Alice, quand je l'envoyais régler les fournisseurs. Elle leur versait immanquablement un ou deux shillings en moins et leur demandait qu'on les reporte «sur le compte de la semaine prochaine». C'est exactement ce que faisait Mrs Partridge, mais à une bien plus grande échelle : elle, c'était soixante-quinze livres qu'elle avait détournées.

— Je me fiche de Mrs Partridge ! s'impatienta Mrs Bantry.

— C'était juste pour vous expliquer. En tout cas, je peux vous dire une chose, si vous y tenez. Le problème, dans cette affaire, c'est que tout le monde s'est montré beaucoup trop crédule, beaucoup trop enclin à donner dans tous les panneaux. On ne peut pas se permettre de prendre tout ce qu'on vous dit pour argent comptant. Moi, dès qu'il y a du louche, je ne crois plus personne î Je connais trop la nature humaine et sa malignité !

Mrs Bantry resta silencieuse un instant avant de reprendre, en changeant de ton :

— Je vous ai dit, n'est-ce pas, que je ne voyais pas pourquoi je me priverais du plaisir de m'occuper de cette affaire. Un meurtre, un vrai, sous mon propre toit ! Une chose pareille, ça ne vous arrive pas deux fois !

— Je vous le souhaite, commenta miss Marple.

— Moi aussi, tout compte fait. Une fois suffit. Mais c'est mon meurtre à moi, Jane. Et je compte bien m'en mettre jusque-là.

Miss Marple lui décocha un regard en coin.

— Vous ne me croyez pas ? demanda Mrs Bantry, soudain belliqueuse.

— Bien sûr que si, Dolly, puisque vous le dites.

— Oui, mais vous ne croyez jamais ce qu'on vous dit, n'est-ce pas ? Vous venez de le répéter. Bon, eh bien, vous avez parfaitement raison.

Sa voix se fit soudain amère :

— Je ne suis pas complètement idiote. Vous croyez peut-être, Jane, que je ne suis pas au courant des bruits qui circulent à St Mary Mead et un peu partout dans le comté? Chacun raconte à qui veut l'entendre qu'il n'y a pas de fumée sans feu, que si cette fille a été retrouvée dans la bibliothèque d'Arthur, ça n'est pas par hasard. Que c'était sa maîtresse... sa fille illégitime... qu'elle le faisait chanter. Tout leur est bon, tout ce qui passe par leurs têtes de pioches ! Et ça ne fait que commencer ! Arthur ne s'apercevra de rien, au début — il ne comprendra pas ce qui ne va plus. Il est tellement naïf et innocent, le pauvre vieux chou, qu'il n'imaginera jamais qu'on puisse penser de lui des choses pareilles. On va lui tourner le dos, le regarder de travers — pour ce que ça signifie, d'ailleurs ! — et puis la vérité va petit à petit se faire jour en lui, et, tout d'un coup, il va être frappé d'horreur, mortifié jusqu'au tréfonds, et il va se refermer comme une huître et souffrir jour après jour, muré dans sa détresse.

» Et c'est parce que tout ça va lui arriver que je suis venue fureter ici à la recherche du moindre indice. Cette énigme doit être élucidée ! Sinon, la vie d'Arthur est fichue — et ça, je ne le permettrai pas: Je ne le permettrai pas ! Je ne le permettrai pas ! Je ne le permettrai pas ! Elle s'interrompit un instant et reprit :

— Je ne laisserai pas mon vieux compagnon souffrir comme un damné pour une chose qu'il n'a pas faite. C'est uniquement pour ça que je suis venue à Danemouth en le laissant seul à la maison : pour découvrir la vérité.

— Je sais, ma chère, dit miss Marple. Et c'est aussi la raison pour laquelle je vous ai accompagnée.

 

14

 

Dans une chambre douillette du Majestic, Edwards prêtait une oreille déférente à sir Henry Clithering :

— Il est certaines questions que j'aimerais vous poser, Edwards, mais je tiens d'abord à bien vous préciser mon rôle dans cette affaire. J'ai eu autrefois un poste-clé à la tête de Scotland Yard. Je suis désormais à la retraite. Votre maître m'a envoyé chercher sitôt après le drame. Il m'a instamment prié de consacrer ma compétence et mon expérience à la recherche de la vérité.

Sir Henry attendit.

Edwards, qui le dévisageait de son regard clair et intelligent, inclina la tête :

— Tout à fait, Monsieur.

Ce dernier poursuivit d'une voix posée :

— Dans toute enquête policière, il y a toujours un certain nombre d'informations qui sont tues. Elles le sont pour diverses raisons — parce qu'elles touchent à un scandale de famille, parce qu'on croit qu'elles n'ont aucun rapport avec le crime, parce qu'elles entraîneraient gêne ou tracas pour les personnes concernées.

— Tout à fait, Monsieur, répéta Edwards.

— Je pense, Edwards, que vous avez d'ores et déjà une perception claire des grandes lignes de l'affaire. La victime était sur le point de devenir fille adoptive de Mr Jefferson. Deux personnes avaient de bonnes raisons de souhaiter que ce projet n'aboutisse pas. Ces deux personnes sont Mr Gaskell et Mrs Jefferson. Une lueur passa dans les yeux du valet de chambre :

— Puis-je demander s'ils font partie des suspects, Monsieur?

— Ils ne sont pas menacés d'arrestation, si c'est ce que vous craignez. Mais la police a forcément des soupçons à leur égard. Il en sera ainsi jusqu'à conclusion de l'affaire.

— C'est pour eux une situation inconfortable.

— Très inconfortable. Cependant, pour parvenir à la vérité, il nous faut être en possession de toutes les données du problème. Ainsi, les réactions, les paroles, les faits et gestes de Mr Jefferson et de sa famille sont d'une importance capitale. Quels étaient leurs sentiments ? Quelle était leur attitude? Qu'ont-ils dit? Ce que j'attends de vous, Edwards, ce sont les informations d'ordre intime et confidentiel que vous êtes sans doute le seul à détenir. Vous connaissez les humeurs de votre maître. À les avoir observées, vous devez sûrement savoir ce qui les provoque. Ce n'est pas l'enquêteur qui vous demande cela, mais l'ami de Mr Jefferson. Ce qui signifie que, dans ce que vous me direz, tout ce que j'estime ne pas être en rapport avec l'affaire ne sera pas communiqué à la police.

Il s'arrêta. Edwards répondit .posément :

— Je comprends très bien, Monsieur. Vous désirez que je vous parle en toute franchise. Que je vous dise des choses que je ne devrais pas répéter — et que, si je puis me permettre, vous refuseriez d'écouter en temps normal.

— Vous êtes un garçon intelligent, Edwards. Vous avez parfaitement saisi.

Le valet de chambre resta quelques instants silencieux, puis il se mit à parler.

— C'est vrai qu'après toutes ces années passées à son service, je connais bien Mr Jefferson. Et que je le vois aussi bien dans ses «bas» que dans ses «hauts». Il m'arrive même parfois de me demander, Monsieur, s'il est bon pour quiconque de combattre la fatalité comme Mr Jefferson l'a fait. S'il avait pu de temps en temps se laisser aller, admettre son sort de malheureuse loque humaine infirme et délaissée, eh bien, c'aurait peut-être en fin de compte mieux valu pour lui. Mais il est trop fier pour ça ! Mourir sur la brèche, telle est sa devise.

» Seulement ce genre d'attitude, sir Henry, entraîne un déséquilibre nerveux. Aux yeux de tous, il paraît doté d'un heureux caractère. Pourtant, je l'ai vu entrer dans des rages telles qu'il ne pouvait pratiquement plus articuler un mot. Et s'il est une chose qui avait le don de le mettre en colère, Monsieur, c'était la malhonnêteté, c'était qu'on le déçoive...

— Avez-vous une raison spéciale de dire cela, Edwards ?

— Oui, Monsieur. Vous m'avez demandé de parler en toute franchise, n'est-ce pas ?

— Absolument.

— Eh bien à mon avis, sir Henry, la jeune femme pour laquelle Mr Jefferson s'était tellement pris d'affection n'en valait pas la peine. C'était, pour dire les choses crûment, une moins que rien. Mr Jefferson, elle s'en fichait comme d'une guigne. Toutes ces démonstrations de tendresse et de gratitude, ce n'étaient que des simagrées. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'elle y mettait de la malice, mais elle ne correspondait pas, et de loin, à ce que s'imaginait Mr Jefferson. Cela m'étonnait d'ailleurs de lui, car il n'est pas né de la dernière pluie et ne se laisse pas souvent berner. Seulement, lorsqu'il s'agit d'une personne du sexe, un homme perd souvent tout jugement. Sa bru, Mrs Jefferson, auprès de qui il trouvait toujours réconfort et sympathie, avait beaucoup changé, cet été. Il s'en était aperçu et en souffrait. Il l'aimait beaucoup, voyez-vous. Pas comme Mr Mark.

— Il le gardait pourtant toujours auprès de lui, fit observer sir Henry.

— Oui, mais en souvenir de miss Rosamund — de Mrs Gaskell, devrais-je dire. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Il l'adorait. Mr Mark était le mari de miss Rosamund. C'est sans doute la seule vertu qu'il lui trouvait.

— Et si Mr Mark s'était remarié ?

— Mr Jefferson, Monsieur, aurait été furieux. Les sourcils de sir Henry s'élevèrent :

— À ce point ?

— Il ne l'aurait pas montré, mais il n'en aurait pas été moins furieux pour autant.

— Et si c'était Mrs Jefferson qui s'était remariée ?

— Mr Jefferson n'aurait pas apprécié non plus, Monsieur.

— Fort bien, Edwards. Continuez, je vous prie.

— Je vous disais, Monsieur, que Mr Jefferson s'était entiché de cette jeune personne. J'ai vu plus d'une fois le cas se produire chez divers messieurs que j'ai servis. Ça leur vient comme une sorte de maladie. Ils se sentent l'âme protectrice, ils veulent prendre la fille sous leur aile, ils la comblent de bienfaits... alors que neuf fois sur dix, elle est parfaitement capable de mener sa barque et ne fait que viser le gros lot.

— Vous estimez donc que Ruby Keene était une intrigante ?

— Vu son âge, elle manquait encore d'expérience, sir Henry, mais elle en avait l'étoffe et, une fois dans le bain — si je puis me permettre une telle expression —, elle aurait eu toutes les qualités pour réussir. Encore cinq ans et elle serait devenue experte à ce petit jeu-là !

— Je suis heureux de connaître votre opinion. Elle me sera précieuse. Maintenant, vous rappelez-vous un quelconque accrochage à son sujet entre Mr Jefferson et sa famille?

— Il n'y a guère eu de discussions, Monsieur. Mr Jefferson s'est contenté d'annoncer ses intentions et d'étouffer toute velléité de protestation. À savoir qu'il a fait taire Mr Mark, qui ne mâche jamais ses mots. Mrs Jefferson, qui est une personne réservée, s'est bornée à lui recommander de ne pas prendre de décision hâtive.

Sir Henry hocha la tête.— Bon. Quoi d'autre ? Quelle était l'attitude de la fille ? Le valet de chambre afficha une expression de dégoût prononcée :

— Je la qualifierais de jubilatoire, Monsieur.

— Jubilatoire, dites-vous ? Et vous n'avez aucune raison de penser que...

Il chercha une expression convenable pour Edwards :

— Que... euh... ses affections étaient engagées ailleurs?

— Mr Jefferson ne lui offrait pas le mariage, Monsieur. Il se proposait de l'adopter.

— Oublions le «ailleurs» et reprenons la question.

— Il y a bien eu une fois un incident, Monsieur. J'en ai été témoin par hasard.

— Voilà qui est intéressant. Racontez.

— Ça n'a peut-être aucune importance, Monsieur. C'est juste qu'un jour, en ouvrant son sac, la jeune personne a fait tomber une petite photo. Mr Jefferson s'est précipité dessus et lui a demandé : «Eh bien, dis-moi, mon petit coeur, qui est-ce?».

«C'était le portrait d'un jeune homme, Monsieur, un jeune homme brun aux cheveux en désordre et à la cravate de travers.

»Miss Keene a prétendu qu'elle n'en savait rien : « Alors là, Jeff, mon chou, je ne vois pas. Vraiment pas. Je me demande comment cette photo a pu atterrir dans mon sac. Ce n'est en tout cas pas moi qui l'y ai mise ! »

«Seulement Mr Jefferson n'est pas fou, Monsieur. II n'a pas gobé cette histoire. Il a fait gros yeux, grosse voix : « Allons, mon petit coeur, allons. Tu sais très bien de qui il s'agit».

» Elle a tout de suite changé de tactique, Monsieur. Elle a pris un air de chien battu : « Ah, je le reconnais, maintenant. Il vient ici de temps en temps et j'ai dansé avec lui. Je ne sais pas comment il s'appelle. Cet idiot a dû fourrer sa photo dans mon sac. Ces garçons sont bêtes à manger du foin ! » Elle a pouffé de rire en secouant la tête et elle est passée à autre chose. Mais ce n'était pas très plausible, n'est-ce pas? Et je ne pense pas que Mr Jefferson ait donné dans le panneau. Après cela, il lui arrivait parfois de lui lancer des regards sévères et, si elle était sortie, de lui demander où elle était allée.

— Avez-vous jamais vu le jeune homme de la photo à l'hôtel ? demanda sir Henry.

— Non, Monsieur. Il est vrai que je ne descends pas souvent dans les salons.

Sir Henry acquiesça de la tête. Il posa encore quelques questions mais Edwards ne put rien lui apprendre de plus.

 

*

 

Au poste de police de Danemouth, le superintendant Harper était en train d'interroger successivement Jessie Davis, Florence Small, Béatrice Henniker, Mary Price et Lilian Ridgeway.

Si elles étaient en gros du même âge, leurs mentalités différaient quelque peu. Elles allaient de la fille de riche propriétaire terrien à celle de fermier ou de commerçant. Toutes sans exception racontèrent la même histoire : Pamela Reeves s'était rigoureusement comportée comme d'habitude, elle n'avait rien dit de spécial à personne, si ce n'est qu'elle allait au Woolworth et qu'elle rentrerait chez elle en bus un peu plus tard.

Dans un coin du bureau était assise une vieille personne. Les filles l'avaient à peine remarquée, sinon elles auraient pu se demander de qui il s'agissait. Certainement pas d'une auxiliaire de la police, en tout cas. Peut-être d'un témoin comme elles, qui attendait d'être interrogé.

La dernière des filles fut raccompagnée hors de la pièce. Le superintendant Harper s'épongea le front et se tourna vers miss Marple. Son regard était interrogateur, mais sans illusions.

Miss Marple décréta pourtant d'un ton sans réplique :

— J'aimerais parler à Florence Small.

Le superintendant arqua les sourcils, mais hocha la tête et pressa sur un bouton. Un agent entra.

— Florence Small, fit Harper. Cette dernière reparut, escortée par l'agent. C'était la fille d'un riche fermier, une grande adolescente aux cheveux blonds, à la bouche un peu niaise et aux yeux marron apeurés. Elle se tordait les mains et semblait morte de trac.

Le superintendant consulta miss Marple du regard. Cette dernière ayant acquiescé d'un signe de tête, il se leva et dit :

— Cette dame va vous poser quelques questions. Sur quoi il sortit en refermant la porte derrière lui. Florence jeta un oeil craintif en direction de miss

Marple. Un oeil qui ressemblait fort à celui des veaux de son père.

— Assieds-toi, Florence, dit miss Marple.

Ce que ladite Florence fit docilement. Sans savoir pourquoi, elle se sentait soudain plus à son aise. L'atmosphère, nouvelle pour elle et d'autant plus terrifiante, du poste de police s'estompait devant ce qui lui était plus familier — le ton impérieux d'une personne habituée à se faire obéir.

— Est-ce que tu te rends compte, Florence, qu'il est capital que nous soyons au courant des moindres faits et gestes de cette pauvre Pamela le jour de sa mort ?

Florence murmura que oui.

— Et qu'il faut que tu fasses l'impossible pour nous aider?

Elle confirma de nouveau, avec une lueur de méfiance dans le regard.

— Garder pour soi un renseignement est un délit très grave, prévint miss Marple.

Les doigts de la fille se tordirent de plus belle sur ses genoux. Elle déglutit plusieurs fois.

— Je comprends parfaitement, poursuivit miss Marple, que cela t'intimide de te trouver confrontée à la police. Tu as peur aussi qu'on te reproche de ne pas avoir parlé plus tôt. Peut-être même de ne pas avoir tenté d'infléchir la décision de Pamela. Mais tu dois te montrer courageuse et décharger ta conscience. Si tu refuses de dire maintenant ce que tu sais, tu te mettras dans un très vilain cas. Ce sera vraiment grave, très grave... presque du faux témoignage — ce qui, je ne t'apprends rien, peut te mener tout droit en prison.

— Je... Je ne...

— Allons, pas de dérobade, Florence ! Dis-moi la vérité immédiatement! Pamela n'allait pas chez Woolworth, n'est-ce pas ?

Florence passa sa langue toute sèche sur ses lèvres et jeta un regard implorant, comme un animal prêt à passer à l'abattoir.

— Ça n'aurait pas un rapport avec le cinéma ? demanda miss Marple.

Une expression d'intense soulagement, en même temps que d'admiration, passa sur le visage de Florence. Ses inhibitions la quittèrent. Si ! haleta-t-elle.

— Il me semblait bien. Maintenant, tous les détails, s'il te plaît.

Un flot de paroles jaillit de la bouche de Florence :

— Mon Dieu, je me faisais tellement de mauvais sang ! Vous comprenez, j'avais promis à Pam de ne rien dire à personne. Et puis quand on l'a retrouvée brûlée dans cette voiture, j'ai eu l'impression que c'était ma faute. J'aurais dû l'empêcher d'aller là-bas. Seulement, sur le moment, je n'avais pas vu de mal à ça. Et quand on m'a demandé si elle était comme d'habitude ce jour-là, j'ai répondu «oui» sans réfléchir. Ce qui fait qu'après, je ne pouvais plus dire le contraire. D'autant que je ne savais pas grand-chose, moi, juste ce que Pamela m'avait dit.

— Qu'est-ce qu'elle t'avait dit?

— C'était en marchant vers l'arrêt de bus pour aller au rassemblement. Elle m'avait demandé si j'étais capable de garder un secret, alors, j'avais dit oui, et elle m'avait fait jurer de me taire. Elle allait tourner un bout d'essai à Danemouth après le rassemblement ! Elle avait rencontré un producteur de cinéma qui rentrait juste de Hollywood. Il cherchait un certain type de fille, et il avait dit à Pam qu'elle correspondait exactement à ce qu'il voulait. Il l'avait quand même bien prévenue de ne pas se monter la tête : «On ne peut jamais savoir, qu'il lui avait dit, si une personne est photogénique ou pas. Des fois, c'est une vraie catastrophe. » C'était un rôle qui exigeait quelqu'un de très jeune : celui d'une petite étudiante qui prend la place d'une artiste de music-hall et qui voit une carrière magnifique s'ouvrir devant elle. Pam avait déjà joué dans des pièces, à l'école, et elle était rudement bonne. Il a dit qu'il voyait bien qu'elle avait de la technique, mais qu'elle devrait quand même beaucoup travailler. Ça ne serait pas une partie de plaisir, il y aurait des moments sacrement difficiles. Est-ce qu'elle se sentait capable de tenir le coup ?

Florence Small s'interrompit pour reprendre son souffle. Rien qu'à écouter cette sirupeuse resucée de mille et un feuilletons et d'autant de films à l'eau de rose, miss Marple se sentait prise de nausées. Comme à la plupart des filles de son âge, on avait sûrement recommandé à Pamela de ne jamais parler à des inconnus — mais l'attrait mirobolant du cinéma avait dû le lui faire oublier.

— Et puis ce n'était pas du baratin, il ne prenait pas les choses à la légère, poursuivit Florence. Il lui avait dit que si l'essai était concluant, on lui ferait un contrat mais que, comme elle était jeune et dépourvue d'expérience, elle aurait intérêt à le montrer à un homme de loi avant de le signer. Seulement, ce conseil-là, il ne s'agirait pas qu'elle aille répéter que c'était lui qui le lui avait donné. Il lui avait demandé si les choses risquaient de mal se passer avec ses parents et Pam avait répondu que oui. Alors, il lui avait dit : « Bien sûr, c'est toujours le problème quand on est aussi jeune que toi, mais je crois que si on leur explique qu'une chance pareille, ça n'arrive pas à une fille sur un million, ils finiront par voir le bon côté de la situation.» Et puis d'ailleurs, ce n'était pas la peine de discuter de ça avant d'avoir le résultat du bout d'essai. Il ne fallait pas qu'elle soit déçue si c'était négatif. Il lui avait parlé de Hollywood, de Vivian Leigh — de son succès foudroyant à Londres — et puis de comment ça pouvait vous arriver, d'être emporté soudain sur les ailes de la gloire. Lui-même, il était revenu d'Amérique pour travailler aux Studios Lemville et redonner un peu de tonus aux compagnies anglaises. Miss Marple hocha la tête.

— Le marché était donc conclu, continua Florence. Pam devait aller à Danemouth après le rassemblement et le rejoindre à son hôtel. De là, il l'emmènerait au studio (il lui avait dit qu'ils en avaient un petit à Danemouth pour les essais). Après le test, elle pourrait rentrer en bus à la maison et dire qu'elle était allée faire du lèche-vitrines. Le résultat, il le lui ferait connaître au bout de quelques jours et, s'il était positif, Mr Harmsteiter, le grand patron, irait discuter avec ses parents.

» Vous vous rendez compte de ce que ça pouvait être formidable ? J'étais verte de jalousie ! On avait toujours dit à Pam qu'elle avait une tête à jouer au poker, eh bien, on n'avait pas tort : elle a participé au rassemblement comme si de rien n'était. À la fin, quand elle a prétendu qu'elle allait au Woolworth de Danemouth, elle m'a juste fait un clin d'oeil.

»Je l'ai vue s'éloigner sur le sentier....

Elle se mit à sangloter :

— J'aurais dû lui courir après. J'aurais dû savoir que c'était trop beau pour être vrai. J'aurais dû en parler à quelqu'un. Oh, mon Dieu, je voudrais être morte !

— Allons, allons, fit miss Marple en lui tapotant l'épaule, calme-toi. Personne ne te dira rien. Tu as bien fait de vider ton coeur.

Elle consacra un moment à consoler l'adolescente. . Cinq minutes plus tard, elle racontait toute l'histoire au superintendant Harper.

— Le fichu salopard ! gronda celui-ci d'un air menaçant. Je vais lui régler son compte, moi ! En tout cas, voilà qui donne à l'affaire un tour bien différent.

— Je ne vous le fais pas dire. Harper lui jeta un regard oblique :

— Ça n'a pas l'air de vous surprendre.

— Je m'attendais à quelque chose dans cet esprit-là.

— Qu'est-ce qui vous a aiguillée sur cette fille-là et pas sur une autre ? Elles avaient toutes l'air terrorisé et je n'ai pas vu l'ombre d'une différence entre elles.

— Vous n'avez pas mon expérience des menteuses en herbe, fit miss Marple, indulgente. Florence vous regardait bien dans les yeux, rappelez-vous, se tenait droite comme un i, et tout ce qu'elle osait faire, c'était passer d'un pied sur l'autre comme ses camarades. Mais vous ne l'avez pas observée au moment où elle sortait. Moi, j'ai compris tout de suite qu'elle cachait quelque chose. Elles se laissent presque toujours aller trop tôt. C'était le cas de ma petite bonne, Janet : elle vous expliquait de manière très convaincante que c'étaient les souris qui avaient mangé le restant d'un gâteau et puis se trahissait par son sourire en coin au moment de quitter la pièce.

— Je vous suis infiniment reconnaissant de votre aide, dit Harper.

Puis il ajouta, songeur :

— Les Studios Lemville, hein?

Miss Marple ne répondit pas. Elle se leva.

— Je dois vous quitter sans plus tarder, s'excusa-t-elle. Je suis en tout cas ravie d'avoir pu vous être utile.

— Vous retournez à l'hôtel?

— Oui... pour boucler ma valise. Il faut que je regagne St Mary Mead dans les plus brefs délais. J'ai beaucoup à faire là-bas.